Mouna Bakouli
Elle peint et dessine sur des matériaux pauvres, pour des raisons financières mais aussi d’autonomie. Elle se promène, photographie, écoute, note, lit, écrit et tout devient matériau et c’est presque facile de voir ce matériau se transformer en dessins de façon plutôt expressionniste, en tordant la réalité qu’elle représente comme elle vient et c’est ainsi les premières années presque innocentes. Elle photocopie, agrandit, isole un détail et le reproduit, le déforme, l’arrange. Elle a pris des habitudes.
Elle s’est installée peu à peu dans sa pratique.
Puis, au fil des années, tout en aimant les gouaches sur fond noir de Henri Michaux, les lithographies de Jonathan Meese, les autoportraits d’Artaud, les peintures de Martin Kippenberger et de Werner Büttner, elle a commencé de lire, non pas de prendre connaissance d’un texte mais d’entrer à l’intérieur. La secousse, le coup qui lui a fait remettre en question son travail, son approche, sa pensée, c’est Theodor Adorno (l’homme qui a créé le concept d’industrie culturelle (avec Max Horkheimer dans La Dialectique de la raison)) qui le lui a donné un jour, le jour où elle a lu Critique de la société et de la culture, en particulier la façon dont l’auteur va définir le jazz comme mode intemporelle (la musique qui devient standardisée, faite pour s’adapter aux auditeurs).
C’est suite à cela, cette rencontre, ce choc qu’elle a écrit son mémoire sur l’improvisation et le jazz. Et c’est suite à cette lecture et à ce mémoire qu’elle a commencé de moins en moins supporter ce qu’elle produisait, se méfiant du standard et de la répétition, fatiguée de son travail (« Mon travail c’était toujours un peu la même chose »), s’apercevant qu’il lui était impossible de se satisfaire de quelques recettes et trucs. Maintenant, en art, cela la gêne quand on se retrouve devant deux ou trois recettes.
Elle commence alors des installations. Elle cherche à ce que sa production soit moins fragmentée, qu’il y ait plus de cohérence, de consistance et moins de trucs, qu’elle puisse faire sienne la phrase de Nicolas Boileau « Ce qui se conçoit bien, s’énonce clairement. » (Art poétique)
Ma pratique se nourrit de l’extérieur, de l’espace urbain dans lequel se déroulent mes activités quotidiennes, je rassemble toutes sortes d’éléments, des paroles entendues ici et là… des paroles (ou sagesses) de comptoir, des bribes de conversations…
Chaque matin quand je prends le café sur la place du marché, je m’imprègne des gestes des travailleurs, des gestes répétitifs comme ceux des poissonniers raclant la glace. Sur mon chemin je glane et photographie tout ce qui attire mon attention, je constitue de la matière première, visuelle autant que textuelle.
Je me fournis également en matériaux chez mon ami clodo de la rue Auguste Raynaud qui me file un tas de rebuts, puis de retour à l’atelier, je déclenche un état d’urgence productive, comme si j’y avais importé l’angoisse du monde du travail.
L’utilisation de choses sans valeur ou de seconde main relève de la nécessité mais j’ai fini par développer un goût pour la pauvreté. D’ailleurs le dessin est une pratique très peu couteuse et il m’apporte une certaine autonomie. Je dispose d’abord les éléments récupérés et ensuite j’interviens graphiquement pour amener une figuration qui va du champ médical (planches d’anatomie) au registre publicitaire en passant par le graffiti ou le dessin humoristique. La figure iconographique du squelette ou du corps accidenté (une représentation macabre) habite l’ensemble de mon travail et la présence du texte joue comme un principe rythmique dans les compositions par le contraste des mots lisibles et illisibles. Il en résulte une certaine indéfinition et une ambiguïté qui vaut pour les formes comme pour le contenu.
Tout est fragment pour moi, et si j’essaie d’organiser ces fragments en une totalité à partir d’un jeu de tension, cette totalité n’est qu’un potentiel présent et absent à la fois dans l’espace d’accrochage car il m’est impossible de maintenir le sens, il m’échappe et plonge dans l’oubli.
Née en 1992.
Vit et travaille à Nice.
Elle est lauréate du Prix 2018 de la Jeune Création de la Ville de Nice.
m.bakouli27@gmail.com